Monticelli - La Quinzaine Littéraire (16 au 31 décembre 1991)

Adolphe Monticelli, peintre français, né et mort à Marseille, 1824-1886. Artiste réputé inclassable, présent dans les grands musées de l'étranger et dans les salons familiaux de Marseille ou de Lyon. Connu, archiconnu, inconnu, méconnu ? On ne sait pas bien aujourd'hui. Il n'est pas attaqué, contesté, mais victime d'une panne d'intérêt ou de connaissance à laquelle la monographie des Garibaldi va, on l'espère, mettre fin. Parce qu'elle est sans rivale. Et aussi pour tout ce qu'elle apporte d'illustrations auxquelles pourra recourir le lecteur perplexe qui rencontre le nom de Monticelli.

Cent fois on le trouve dans les lettres de Van Gogh. Vincent se mesure à cette aune. Avec Théo il a acquis cinq toiles du Marseillais. Les « empâtements » de Monticelli, l'usage qu'il fait de la couleur ont troublé Van Gogh quand il a découvert cette oeuvre à Paris. Il se préoccupe de rivaliser avec elle. De Delacroix à Monticelli, c'est sa lignée. A Arles, Gauguin, qui a de tout autres goûts que lui, saisit bien l'affaire.
note : « Au point de vue de la couleur il voit les hasards de la pâte, comme chez Monticelli, et moi je déteste le tripotage de la facture, etc. ».

Monticelli n'est pas à cette époque une référence pour les seuls artistes. En 1908, on expose à Paris 177 de ses. œuvres au Salon d'Automne. Robert de Montesquiou y fait une conférence ainsi intitulée « Le Gréco, Bresdin, Monticelli ». De quoi piquer l'intérêt des snobs et des connaisseurs. Le Gréco vient d'être remis à la mode à Sites, à Barcelone, par Santiago Rusinyol. Proust a raté le Salon d'Automne. Ce qui nous vaut, en heureuse revanche, cette lettre : « Aujourd'hui ferme l'exposition qu'entre toutes j'aurais voulu voir, des deux peintres dont je suis le plus amoureux, Gréco et Monticelli. »

Quelques années plus tôt le perspicace Verhaeren avait prévenu : « On est en retard avec lui ». Comme avec le Gréco 7 Et l'écrivain du Nord fait l'éloge du peintre méridional avec des mots, des idées auxquels on n'ajouterait rien aujourd'hui. Il loue ce que sa manière a de « gauche » (presque au sens de Focillon), et que cette gaucherie a partie liée avec la réalisation d'un rêve non autrement nommé : pas de littérature dans cette oeuvre où des écrivains peuvent reconnaître les chemins de ce qu'eux-mêmes cherchent à faire paraître. Cézanne, l'ami de Monticelli avec qui il allait sur le motif, regarda du côté de Flaubert : cette affaire, lancinante pour les peintres et les écrivains, des mots et des choses. Il a compris aussi, Cézanne, ce qu'il en était du pichet ou du sucrier chez Monticelli comme chez Chardin (dont aussi Proust était « amoureux ») : ce que ces objets nous « apprennent sur nous et sur notre art ».

Pourquoi donc à l'endroit de Monticelli, ce que j'appelais une panne d'intérêt ? J'ai évoqué la dispersion relative des œuvres, l'absence (sauf à Lyon) de grands ensembles. A cela s'ajoutent quelques conditions particulières : le poids de l'industrie des faux qui date du vivant de Monticelli, l'extrême rareté, jusqu'ici, des études sur la peinture de Monticelli. Après le travail documentaire le temps en était largement venu. Autre problème, autre handicap : la difficile reproductibilité de cette peinture. Van Gogh déplorait qu'il n'existât pas de planches gravées des peintures. Nous dirions maintenant que la photo a du mal à se saisir de la richesse ambiguë de cette peinture, de la peinture comme ambiguïté.

Dans la monographie Garibaldi le Portrait de Madame Pascal (que vient d'acquérir le Musée de Marseille) montre bien cette difficulté : une vue d'ensemble de Madame Pascal, bourgeoise nommable aux occupations connues, et un « détail » le champ de bataille de traits, d'éruptions, de griffures dont est constitué sa robe. C'est ou l'un ou l'autre, ou bien l'un et l'autre. La photographie classe. Parce qu'il n'y a pas de bonne distance pour regarder cette robe. Elle est infixable. Si j'ose dire, elle se dérobe. Sujet regardeur et objet regardé sont frappés de la même instabilité : une prolifération hors cerne. On comprend les regrets de Proust attaché à des problèmes semblables. Et recourant — je ne peux ici développer — aux mêmes thèmes, aux mêmes mots pour les faire sentir. Cela même qu'il repérait aussi chez Monet et qu'affrontera Pollock quand la toile de l'Américain se confondra avec la robe de Madame Pascal.


Alors, Monticelli modèle du peintre de la modernité 7 Un peintre de fiction un autre Elstir s'écrie : « Je me réjouissais surtout de découvrir, avant de fêter mes trente ans, Marseille, la patrie de Monticelli à qui mon art doit tout. »

C'est dans Rastalli raconte (Le Seuil 1987), un récit de Walter Benjamin.

Charles et Mario Garibaldi
Monticelli
216 pages, 169 photographies en couleurs. Bibliographie.
Skira, 800 F.

La Quinzaine Littéraire (16 au 31 décembre 1991)