VAN GOGH ET MONTICELLI : LA TRIBUNE DE L'ART (16 octobre 2008)


Auteur : sous la direction de Marie-Paule Vial

 

Le catalogue publié par la Réunion des musées nationaux et la Ville de Marseille à l’occasion de l’exposition Van Gogh / Monticelli, qui se tient au Centre de la Vieille Charité du 16 septembre 2008 au 11 janvier 2009, est une heureuse surprise. S’agissant d’histoire de l’art, on peut même dire avec quelque familiarité : « c’est tout ce qu’on aime ! ». Au moment où des moyens considérables et un battage médiatique sans précédent promeuvent la rencontre (passablement ratée) de Picasso et des maîtres dans le vaisseau capital du Grand Palais, sans rigueur ni véritable travail de fond, oser mobiliser un budget sans doute important, et avoir recours à des prêts d’institutions phare, pour montrer dans une ville de province le rapprochement entre Van Gogh et un artiste considéré aujourd’hui comme secondaire est en effet, comme l’écrit Marie-Paule Vial , « un pari bien risqué ». Mais ce devrait être surtout plus souvent le devoir des musées, des conservateurs et des historiens de l’art que de faire ainsi avancer la connaissance plutôt que de se contenter de compter les entrées. Certes, ne soyons pas naïf, le nom de Van Gogh justifie à lui seul toute entreprise et l’exposition d’œuvres d’une telle figure suffit à légitimer une semblable opération. En dépit de cela, c’est un vrai travail de recherche et d’approfondissement problématique qui a présidé au projet. Le livre ainsi publié en atteste, alliant qualité éditoriale, séduction d’images bien reproduites et propos, concis certes, mais dense et historiquement fondé. Le Musée d’Orsay a d’ailleurs apporté sa « participation exceptionnelle » à l’exposition en prêtant quelques pièces majeures qui s’ajoutent à celles provenant du Musée Rodin, du Van Gogh museum, du Metropolitan muséum de New York ou encore de Stockholm, Rotterdam, Otterlo, Utrecht et Jérusalem. Il n’y a « que » cinquante-neuf numéros au catalogue, mais la qualité est bien là. Aborder une exposition (que nous n’avons pu voir) de cette sorte par le catalogue est un test. On peut en effet parfois se laisser « bluffer » par un alignement d’œuvres spectaculaires, mais pas par l’indigence d’une publication qui se contente de les reproduire avec quelques feuillets de banalités pour alibi. Ici, la relation entre l’auteur des Tournesols et celui que Robert de Montesquiou appelait « le broyeur de fleurs » est abordée de manière serrée, documentée et rigoureuse : le propos s’appuie sur les sources et restitue une vérité incontestable : les résonances évidentes de la figure du peintre provençal dans la vie et l’œuvre de Vincent. On sait combien la démarche comparatiste est périlleuse, qu’il s’agisse de thèmes ou de facture. Avec une prudence remarquable et en s’appuyant strictement sur les lettres du peintre, Marie-Paule Vial évoque l’admiration de Van Gogh pour Monticelli, non seulement l’artiste mais aussi l’homme. Ces nombreuses citations, qui convainquent de bien plus qu’une simple curiosité hasardeuse, s’avèrent éclairantes. Nul doute, en effet, que la conquête de la matière et de la couleur par Van Gogh ne doive beaucoup à l’exemple de l’artiste marseillais. Non seulement, les œuvres parlent dans ce sens, mais Vincent l’écrit lui-même en toutes lettres à de nombreuses reprises. A propos de La Diligence de Tarascon (Princeton, Art muséum) il note ainsi : « Les voitures sont peintes à la Monticelli avec des empâtements », mais il livre surtout des déclaration plus théoriques dans lesquelles, par exemple, il désigne la « métaphysique de couleurs à la Monticelli ». Plus que de simples procédés plastiques (chromatisme, touche enlevée, préparation aux empâtements de blanc de céruse etc.) Van Gogh admire la manière avec laquelle l’artiste dépasse la représentation du réel pour atteindre à une transcription du sentiment. Chez Monticelli, il y a déjà de cette volonté de traduire par la couleur les « terribles passions humaines » dont parlera Van Gogh. Mais la personnalité du peintre retient aussi l’attention de Vincent. Son caractère solitaire et sa réputation excentrique le séduisent mais l’inquiètent ; s’identifiant fortement à Monticelli au point, dans une lettre extraordinaire à Wilhelmina (27 août 1888), de se considérer symboliquement comme son héritier (« je suis sûr que je le continue ici comme si j’étais son fils ou son frère »), Van Gogh évoque sa prétendue folie et sa déchéance, choses on le sait inexactes. Marie-Paule Vial rappelle comment Van Gogh poussa Théo à financer l’album de lithographies (finalement édité en 1890 par Boussod & Valadon) réalisées par le jeune Auguste Lauzet d’après Monticelli, sorte d’hommage en forme de réhabilitation et qui pose aussi la question de la possibilité de transcrire la facture matiériste de l’artiste provençal en estampe. Quelques informations supplémentaires à propos de ce travail rare, peu vu et très étonnant auraient ainsi été bienvenues, d’autant que l’on sait à quel point Van Gogh appréciait Lauzet et ses gravures [1].

Précédant le second essai du catalogue, des reproductions d’œuvres de Delacroix, de Monticelli et de Van Gogh, commentent visuellement la citation de Vincent : « Car la lumière est mystérieuse et Monticelli et Delacroix sentaient cela… ». La juxtaposition des bouquets des deux artistes, en particulier, est plus que parlante. L’essai rédigé par Mario Garibaldi, co-auteur en 1991 d’une monographie de Monticelli, synthétise la biographie de ce peintre. On en appréciera l’approche non anecdotique : au-delà de l’information nécessaire concernant le parcours de l’artiste, l’auteur construit son propos sur des considérations essentiellement esthétiques et plastiques, voire techniques, ce qui n’est pas si fréquent. L’enracinement provençal, les contacts du peintre, son évolution proprement picturale, sont abordés de manière très claire, tout comme sa relation (en partie fictive) à l’Italie. Mentionnons une petite erreur, mai qui n’est probablement qu’une coquille : c’est bien Albert (et non Abel) Besnard qui est invité aux XX en 1886. Des illustrations juxtaposées poursuivent l’exercice comparatif, dont on a déjà dit les limites, mais non sans surprises : ainsi le Portrait d’Emilien Jourdan, de 1874 (Marseille, Musée des Beaux-Arts) semble-t-il quasi expressionniste et fort audacieux tandis que la page en regard propose un très sage Portrait de vieillard barbu de Van Gogh (1885) qui semble en retrait. L’exercice a beau être évidemment facile, il n’en demeure pas moins en partie valide.

 

Dans un texte richement documenté, Frances Fowle, conservateur à la National Gallery of Scotland et spécialiste, entre autres, du commerce de l’art français au XIXe siècle, s’attache à la diffusion de Monticelli en Ecosse. On sait que les frères Van Gogh fréquentèrent de près le marchand de Glasgow Alexander Reid avec lequel ils partagèrent même un appartement rue Lepic. Ces relations croisées, esthétiques et commerciales, permettent de cerner l’intérêt des trois hommes pour l’œuvre de Monticelli et expliquent la présence du peintre dans de nombreuses collections outre-manche ; l’auteur révèle aussi l’influence opérée par l’œuvre du marseillais sur des artistes écossais, en particulier symbolistes, George Henry, E.A. Hornel principalement . Une courte étude évoque ensuite les liens de Van Gogh avec Marseille, ville convoitée mais jamais atteinte. On y découvre un événement semble-t-il inconnu, le suicide d’un artiste non identifié et dont la nouvelle, lue dans le Petit provençal le 29 avril 1889, impressionna Vincent. Martin Bayley livre pour la première fois ledit article, retrouvé, mentionné dans la correspondance des frères Van Gogh mais non documenté jusqu’alors, élément troublant qui prend évidemment toute sa dimension lorsqu’on apprend que la cause du suicide de ce peintre (un certain D.. ) était essentiellement d’ordre artistique.
Luc Georget clôt le catalogue en étudiant « l’infortune critique » de Monticelli, victime du dépassement même de sa propre audace picturale, réduite par Van Gogh et l’histoire de l’art des avant-gardes à des empâtements et des sujets galants. Cette démonstration de la vacuité d’un système qui minimise la singularité, parfois révolutionnaire, d’un artiste à l’aune de ce qui a suivi (quand bien même cet artiste a concouru à cette « suite ») est évidemment éclairante même si l’on connaît bien ce phénomène navrant. La reproduction des marines de l’artiste ou de certains superbes paysages de la collection Marc Stammmegna, par exemple, disent assez l’originalité du peintre Marseillais, qui ne se réduit pas à des scènes galantes et aux milliers de faux qui inondent le marché (témoins d’ailleurs de l’énorme succès de l’artiste en son temps). Le Buveur sous la treille (1884-1885, Lyon, Musée des Beaux-Arts), avec sa picturalité débridée et son chromatisme explosif relèvent d’une ivresse qui échappe au sujet pour atteindre à la liberté de la forme : le motif y disparaît presque dans une gestualité quasiment délirante. On ne peut que conseiller la lecture de cet ouvrage exemplaire qui apprend beaucoup et rend justice à Monticelli, un artiste qui ne sort pas amoindri de sa confrontation avec Van Gogh.

Van Gogh / Monticelli , catalogue d’exposition, sous la direction de Marie-Paule Vial, avec des textes de Martin Bailey, Frances Fowle, Mario Garibaldi, Luc Georget, RMN, Ville de Marseille, 2008, 190 p., 35 €. ISBN 978-2-7118-5418-9. L’exposition a lieu à Marseille au Centre de la Vieille Charité du 16 septembre 2008 au 11 janvier 2009.
Jean-David Jumeau-Lafond, jeudi 16 octobre 2008
Notes
[1] Voir à ce sujet notre étude « Jeanne Jacquemin, peintre et égérie symboliste », Revue de l’art, septembre 2003, n° 141, notes 47 à 49.